11
Les taons

Béorf et Médousa étaient partis explorer les cavernes depuis bien longtemps et Lolya commençait à s’inquiéter. Minho, toujours adossé dans l’entrée de la caverne pour bloquer les insectes, ronflait à faire trembler une montagne. C’est d’ailleurs la vibration provoquée par le souffle du minotaure qui réveilla Amos.

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda subitement le garçon en ouvrant les yeux. Encore un tremblement de terre ?

— Non, rigola Lolya. C’est le sommeil profond d’un homme-taureau épuisé !

— Mais… ce ronflement est pire que celui de Béorf ! s’amusa Amos en s’étirant.

— Comment vas-tu ? s’informa vite la jeune Noire. Tu étais complètement épuisé !

— Je vais bien, lui assura Amos. Je me sens encore un peu étourdi, mais j’ai repris des forces. Je dors depuis longtemps ?

— Depuis ce matin, répondit Lolya. Tu as dormi presque toute la journée, le soleil se couche dans quelques heures.

— Béorf et Médousa ? Ils ne sont pas là ?

— Non, dit anxieusement la nécromancienne. Ils sont partis explorer la grotte depuis déjà fort longtemps. Je dois t’avouer que je suis un peu inquiète.

Comme Lolya finissait sa phrase, un grand éclat de rire résonna sur les parois de la grotte. Les voix de Médousa et de Béorf remontèrent des profondeurs de la terre et, bientôt, les deux amis apparurent, rieurs et bien portants.

— Il était temps ! s’exclama Lolya. Vous avez trouvé quelque chose ?

— Si nous avons trouvé quelque chose ? éclata Béorf. Suivez-nous, vous n’en croirez pas vos yeux.

— Mais… hésita Lolya en touchant les cheveux du gros garçon. Tu es mouillé ?

— C’est parce que je me suis baigné ! répondit l’hommanimal. J’ai pris un bain, j’ai mangé et j’ai mis des poissons à cuire pour vous. Il faut faire vite avant qu’ils soient trop cuits !

— J’ai justement un creux de la taille d’un canyon ! se réjouit Amos en se levant.

— Je vais avertir Minho, dit Koutoubia en s’élançant vers le minotaure. Pourra-t-il passer malgré sa grande taille ?

— Il me semble bien qu’en bas, répondit Béorf, tout est à sa taille !

Autrefois, il y a de cela des centaines d’années, les minotaures habitaient le pays de Sumer. Comme à leur habitude, ils avaient creusé des villes et des villages à même les montagnes et les collines. Leurs temples étaient toujours enfouis sous la terre au centre de grands labyrinthes capables de perdre les meilleurs guides et de désorienter la plus habile des armées. C’est à cet endroit qu’ils entreposaient armes et provisions, priaient leurs dieux et se purifiaient avant les batailles.

Au centre de ces temples cachés, la tradition des hommes-taureaux exigeait qu’un grand bassin, rempli de poissons et alimenté par les eaux souterraines, serve de bain purificateur aux combattants. Le pouvoir des prêtres minotaures protégeait ces sanctuaires afin qu’aucune malédiction et qu’aucune force présente à l’extérieur du labyrinthe ne puisse corrompre le sanctuaire. C’était un de ces lieux sacrés que Béorf, en reniflant l’odeur du poisson frais, avait trouvé.

Guidé par l’hommanimal, le groupe suivit un long labyrinthe et arriva bientôt dans le temple minotaure. De gigantesques statues d’hommes-taureaux décoraient le tour du bassin sacré. Minho entra alors dans l’eau et se purifia en suivant les rites anciens de son peuple. Les murs du sanctuaire étaient faits de marbre blanc et réfléchissaient la lumière des gigantesques lampes à l’huile rituelles que Béorf avait précédemment allumées. Le feu de ces lampes était si fort que le gros garçon avait mis des poissons à cuire tout près des flammes. À leur arrivée, le repas était prêt !

L’eau était claire, limpide et bonne à boire. Amos et Lolya, complètement déshydratés, en burent chacun quelques litres avant de rejoindre Minho dans un bon bain purificateur. Koutoubia s’exécuta aussi pendant que Béorf, agissant comme cuistot, péchait de nouveaux poissons.

Le porteur de masques en profita pour sortir de ses affaires l’étrange disque que Médousa avait repêché dans le fond de la mer Sombre. C’était le bon moment pour le nettoyer et peut-être comprendre à quoi il pouvait bien servir.

Lorsque l’objet entra en contact avec l’eau du bassin sacré, toute la saleté incrustée se dissipa comme par magie. Au centre du disque, la pierre précieuse, d’un rose très pâle, s’illumina faiblement. Amos vit apparaître de façon très claire les inscriptions calligraphiées relatant l’évolution de la race des minotaures.

Minho s’approcha alors respectueusement d’Amos, lui demanda de mettre ses oreilles de cristal, et commença à lire pour lui les inscriptions du disque. La race des minotaures est née de l’amour irrésistible et impossible d’une femme et d’un taureau blanc. Le roi d’un grand royaume côtier ayant refusé de sacrifier la bête au dieu des Océans, la vengeance poussa la divinité des eaux à forcer l’union contre nature de la reine et de la bête. De cet amour naquit le père du genre minoen.

À la naissance du premier des minotaures, on fit construire un grand palais aux nombreux couloirs pour y cacher ce monstre mi-homme mi-taureau. La honte du roi fut telle qu’il mit la reine à mort et décida d’oublier l’immonde créature dans le labyrinthe.

Afin de calmer l’appétit de la bête et de faire taire ses lancinants hurlements de solitude, on la nourrit pendant une décennie de sept jeunes filles par année. Ce fut l’une d’entre elles qui, par miséricorde et par amour pour Minotaure, le fit s’échapper. C’est ainsi que la race prospéra sur la terre et que le peuple des hommes-taureaux construisit des temples au cœur d’autres labyrinthes afin de rendre gloire au premier de leur race et de prier le grand taureau blanc, dieu suprême de leur panthéon.

Le disque était aussi un objet spécial appartenant à la légende. Il avait été retrouvé dans le fond de la mer Sombre dans l’épave d’un bateau de guerre croisant contre les gorgones. Cela expliquait le grand nombre de miroirs à bord du bâtiment et la présence d’armes, d’équipements guerriers et de plusieurs crânes de cadavres minotaures.

Cet objet magique aurait dû être livré à un puissant bataillon d’hommes-taureaux par leur grand prêtre afin d’éliminer les gorgones et de gagner définitivement la guerre. Mais le navire, attaqué en mer, avait coulé en emportant avec lui la relique divine.

— Avec respect, je questionne encore, dit Amos. Quel est le pouvoir guerrier de ce disque sacré ?

— Sans faute…répondit Minho. Il appelle les Trois.

— Qui sont ces Trois ? continua le garçon.

— Trois incarnations de dieux, expliqua l’homme-taureau. Si le disque est brisé, apparaîtront Brontês le cyclope, grand dévoreur d’humains et de moutons, Nessus le centaure, un géant mi-homme mi-cheval, et le grand Minotaure lui-même, premier des minotaures.

— Sauf respect… hésita un peu le porteur de masques incrédule, ce disque appelle les dieux ?

— Sans faute, avec respect, l’objet appelle l’esprit des Trois, précisa le colosse. Apparaîtront des titans !

— Avec respect, qu’est-ce qu’un titan ?

— Un géant grand comme une montagne, expliqua Minho, plus fort que la plus puissante armée, plus redoutable que le plus grand des rois, plus terrible que la pire des tempêtes. Les titans sont incontrôlables comme le vent, destructeurs comme le feu, indomptables comme les vagues et solides comme la pierre. Ils sont la rage contenue des dieux barbares qui explose sur le monde. Ils sont les premiers dieux, les oubliés du genre humain. Ils appartiennent au culte des demi-hommes comme Minho. Les titans sont aussi mes dieux…

— Avec respect, je comprends mieux et te donne le disque, dit Amos en présentant l’objet. Sauf respect, je ne peux pas, refusa Minho. Seul un prêtre minotaure peut toucher cet objet. Garde-le ; tu n’es pas des miens et, pour toi, le disque n’est pas sacré. Honore mon espèce et sois le gardien de la relique.

— Avec grand respect, conclut Amos. Je ferai attention à ce disque et attendrai de croiser un prêtre de ton espèce pour le lui remettre.

— Minho te rend hommage, termina l’homme-taureau.

Dans le temple minotaure, les voyageurs purent longuement se reposer et manger du poisson à leur faim. Amos reprit toutes ses forces, Béorf du courage, Koutoubia retrouva l’espoir, Minho se purifia l’âme, et les deux filles purent dormir sans crainte.

Ce temple, au centre de la montagne, était l’endroit le plus sûr pour prendre du repos. Protégé par les dieux de Minho, il échappait à la colère d’Enki et aux manifestations de son pouvoir destructeur sur le pays.

Pendant qu’ailleurs des hordes de taons enragés tuaient des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, alors que leur dard arrachait la peau des infidèles en provoquant des hurlements de douleur et au moment où les féroces insectes pénétraient dans les grottes les plus profondes et les cachettes les mieux dissimulées pour débusquer les ennemis d’Enki, aucun de nos aventuriers ne fut dérangé.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Lolya à Amos. Nous ne pouvons pas rester ici éternellement !

— Je sais, répondit le porteur de masques. J’ai parlé avec Koutoubia et Minho. Le minotaure connaît bien les labyrinthes et il pense pouvoir nous sortir d’ici par une autre porte plus à l’est. Selon Koutoubia, ce petit voyage sous terre nous fera sauver presque une journée de marche au soleil.

— Bonne nouvelle ! se réjouit la jeune nécromancienne. Je suis très contente, mais une chose me tracasse. J’aimerais t’en parler…

— Je t’écoute.

— J’ai lancé mes osselets de divination et… comment te dire… hésita Lolya.

— Vas-y sans détour, je suis prêt à tout ! la pria le porteur de masques.

— Eh bien, selon mes prédictions… tu n’existeras plus dans quelque temps.

— Je n’existerai plus ? s’étonna le garçon. Je vais mourir ?

— Non… tu ne meurs pas, mais tu disparais… expliqua Lolya. Je ne comprends pas très bien ces signes et je me trompe peut-être, mais je suis convaincue qu’il t’arrivera quelque chose de terrible… et… et je suis inquiète. Tu sais, mes prévisions ne sont jamais tout à fait vraies ni tout à fait fausses, elles indiquent des tendances, les grandes lignes du destin et…

— Ne t’inquiète pas, Lolya, l’interrompit Amos. Depuis que la sirène Crivannia m’a demandé de me rendre au bois de Tarkasis, ma vie s’est passablement compliquée. J’ai l’impression d’avoir vécu en deux ans autant d’aventures qu’une dizaine de personnes dans toute leur vie. J’accomplirai mon destin malgré les bons et les mauvais présages.

— Et moi, rigola Béorf qui écoutait discrètement, j’attends le moment où Amos disparaîtra enfin pour retourner à Upsgran et ne plus jamais bouger de là ! Je vais manger et dormir pour le reste de mes jours, tel est mon destin !

— Et Béorf me demandera en mariage, continua Médousa sur le même ton, et je lui ferai des bons petits plats aux cafards, des soupes d’araignées et des desserts aux asticots pour le reste de ses jours ! Tel est son destin !

Béorf eut une mimique de dégoût et feignit de perdre conscience. Le gros garçon se laissa tomber lourdement dans l’eau en aspergeant ses amis. Le rire cristallin de Médousa envahit le temple et entraîna la rigolade générale. Même les statues des minotaures, placées tout autour du temple, semblèrent rire de la pitrerie de l’hommanimal. Amos ne s’était pas amusé depuis longtemps et cette détente lui fit grand bien. Il avait perdu l’insouciance de la jeunesse trop rapidement et ces moments-là lui redonnaient une âme d’enfant.

Du coin de l’œil, Minho regardait la scène en souriant. Lui qui n’avait jamais eu une très grande estime pour les humains, il admirait la force de caractère et le courage que pouvaient avoir ces enfants. Même Médousa, dont l’espèce provoquait en lui un profond dégoût, lui semblait maintenant plus sympathique et moins menaçante. Cette scène, pleine de naïveté, lui rappela ses propres jeux d’enfant dans son pays natal, plus au sud du continent. Capturé assez jeune et réduit à l’esclavage, Minho n’avait pas eu beaucoup de chance. L’idée de revoir bientôt des enfants minotaures se chamailler, se bousculer et devenir au fil du temps de farouches guerriers le remplit d’espoir. Après son service auprès d’Amos, il serait libre de partir et de retourner parmi les siens.

C’est sur cette pensée que le colosse ferma les yeux et glissa dans le sommeil, une dernière petite sieste avant de reprendre la route.

La Colère d'Enki
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